«En 1955, j'ai rencontré Bob Russell, un parolier connu, qui est devenu mon manager. C'est lui qui a inventé mon nom. Cela s'est passé pendant un match de boxe entre un Noir et un Blanc. J'étais pour le Noir. “Et si tu t'appelais Abbey Lincoln? m'a-t-il lancé. Abraham Lincoln n'a pas réussi à libérer les esclaves, c'est peut-être toi qui le feras!” Et j’ai accepté.»
Auparavant, de cabarets à Honolulu à la revue «C’est ça, Paris!» à Los Angeles, on l’avait affublée de pseudos aussi divers qu’Anna Marie, Gaby Wooldridge ou Gaby Lee. Lincoln avait du sens pour celle qui, le 6 août 1930, était née Anna Marie Wooldridge d’une mère appartenant à la première génération affranchie.
1956 sera l’année de son éclosion à la faveur de deux événements. Elle fait une apparition remarquée dans la comédie musicale The Girl Can’t Help It, qui met en vedette Jayne Mansfield. Elle y porte la même robe rouge pailletée que Marilyn Monroe dans Gentlemen Prefer Blondes et dans la foulée pose pour la couverture du magazine Ebony, qui ne résiste pas à la présenter comme la Marilyn Monroe noire. Elle enregistre aussi son premier disque, Abbey Lincoln's Affair: A Story of a Girl in Love, avec Benny Carter à la baguette.
Elle délaissera vite le glamour et les spotlights pour laisser la place à sa voix âpre, rauque, profonde dans la lignée de Billie Holiday qu’elle admire. Plus tard, elle expliquera qu’elle faisait office de poupée sexy davantage que de chanteuse et qu’avec ce répertoire de bluettes, elle sortait de scène avec une sensation de vide. Sa rencontre en 1957 avec Max Roach, qui fut à la fois le grand amour de sa vie et un inspirateur, va venir secouer une existence en quête d’identité.
La suite sera à voir sur l’écran de la Maison du Jazz lors de la soirée vidéo programmée ce 24 octobre. Pour savoir comment elle devint une militante emblématique du black power qui fit écrire à un (lamentable) critique du New York Times: «Dommage. Cette chanteuse si talentueuse est devenue une "négresse professionnelle", trop impliquée dans les luttes des Afro-Américains.» Pour comprendre comment elle a marqué l’histoire du jazz tout en affirmant «Je ne suis pas une chanteuse de jazz. Jazz est une injure (a four letter word). Je suis une artiste noire. Mon nom est Abbey Lincoln. Rien d’autre.» Pour apprendre qu’une icône de la culture noire américaine peut porter un nom africain tel Aminata Moseka. Pour découvrir qu’elle eut plusieurs vies, d’actrice, d’enseignante, de peintre, de poétesse, puis une renaissance musicale jusqu’à sa disparition en 2010.
Un jour, elle a déclaré que le plus beau compliment qu'on lui ait jamais fait était celui-ci: «Vous avez beau jouer des mélodies et des chansons déchirantes, votre désespoir devient notre courage.» En cette époque terrifiante que nous vivons, nous en avons un impérieux besoin.
JO